Le marché des changes a passé la majeure partie de 2021 dans un état léthargique
caractérisé par d’étroites fourchettes de négociation. Puis il s’est
réveillé en novembre, lorsque le dollar américain s’est apprécié par
rapport à la plupart des devises des marchés développés et émergents. La
fourchette de négociation du billet vert s’est même élargie au cours du trimestre,
atteignant le double du niveau observé depuis le début de l’année (figure 1). Seules
quelques devises, parmi lesquelles le dollar canadien et le renminbi chinois, ont affiché une aussi forte
progression (figure 2).
Figure 1 : Le dollar américain sort de sa fourchette de négociation
Figure 2 : Rendements des devises, depuis le début de l’année
Les gains du billet vert sont attribuables à des facteurs nationaux aussi bien qu’internationaux. Aux
États-Unis, les données économiques encourageantes, combinées à l’adoption
du projet de loi du président Biden sur l’infrastructure, ont contribué à soutenir la
monnaie. Cela dit, c’est la persistance de l’inflation des prix à la consommation qui a le plus
influé sur les marchés des changes. Les gouverneurs de la Réserve fédérale
américaine (Fed) ont dû renoncer à l’idée que la flambée inflationniste
serait de courte durée et planifier le retrait des mesures d’urgence déployées pendant la
pandémie. La Fed vient de commencer à réduire le rythme de ses achats mensuels d’actifs.
Ce processus prendra du temps et devra être achevé avant que la Fed amorce les hausses de taux
d’intérêt. Pourtant, les marchés financiers anticipent d’ores et déjà
trois hausses des taux en 2022.
Un autre facteur a renforcé l’attrait du dollar américain : la détérioration
des perspectives économiques en Europe et en Chine. La croissance économique de la Chine ralentit,
tandis que l’Europe est en proie à une envolée des cas de COVID-19, au moment où une
vague de froid et des pénuries de carburant semblent agir de concert pour faire monter les coûts de
l’énergie. C’est en raison de ces éléments, plutôt que de la réticence
de la Banque centrale européenne (BCE) à resserrer la politique monétaire l’année
prochaine, que nous avons tempéré notre optimisme à l’égard de l’euro.
Nous avons rajusté nos prévisions à court terme pour les marchés des changes, mais celles
à long terme demeurent globalement inchangées. Le dollar américain demeure
surévalué par rapport à la plupart des devises du G10. Il faudrait qu’il baisse de
14 % pour atteindre sa juste valeur (et davantage pour devenir concurrentiel). Un tel processus prendra du
temps et nos recherches indiquent que le dollar américain pourrait connaître plusieurs années de
faiblesse (figures 3 et 4). Dans ce contexte, les périodes d’appréciation du dollar
américain doivent être considérées comme des occasions de couvrir l’exposition
à cette monnaie avant qu’elle recommence à baisser. Étant donné que la
capacité des États-Unis à engager des dépenses budgétaires a diminué et
que les marchés financiers reflètent les risques en Chine et dans le reste du monde, la hausse des
positions acheteur sur le dollar américain fait craindre que le billet vert soit plus vulnérable
à une correction.
Figure 3 : Cycles à long terme du dollar américain pondéré en fonction des échanges
Figure 4 : Évaluation du dollar américain selon la PPA
Nous avons déjà fait valoir qu’il y aura une plus grande dispersion des variations des devises.
Plus précisément, les monnaies cycliques liées aux marchandises surpasseront probablement
celles à faible rendement telles que l’euro et le yen japonais (figure 5). Parmi les devises du
G10, nous restons d’avis que le dollar canadien, la couronne norvégienne et le dollar australien
offrent le plus de valeur. Ces trois devises bénéficient à la fois de la montée des prix
de leurs exportations et de banques centrales qui, selon nous, devraient resserrer leurs politiques
monétaires plus rapidement que la Fed.
Figure 5 : Rendement de paniers de devises des ME et du G10 cette année
Surveillance de l’inflation
La récente flambée de l’inflation qui s’est emparée des marchés à la
suite de la pandémie ne s’explique pas uniquement par la forte demande de biens et de services. Elle
est aussi attribuable aux problèmes de la chaîne logistique, à la hausse des prix de
l’énergie et à de mauvaises conditions météorologiques. La Fed avait d’abord
jugé « provisoire » l’envol des prix des biens, dans la mesure où il
découlait d’une insuffisance ponctuelle de l’offre. La banque centrale espérait
peut-être traiter le problème de la même manière que les prix des denrées
alimentaires et de l’énergie, notoirement volatils et exclus du calcul de l’inflation
sous-jacente. Craignant de perdre leur crédibilité, les décideurs ont ensuite fait marche
arrière et veulent maintenant accélérer la réduction progressive des achats
d’actifs afin d’y mettre fin au début de 2022. C’est du moins ce qu’a annoncé
M. Powell lors de son allocution devant le Congrès le 30 novembre. Son discours nous a surpris, car
nous croyons que l’apparition du nouveau variant de la COVID-19, plus contagieux que les
précédents, devrait inciter la banque centrale à la prudence dans le retrait de ses mesures de
stimulation. En ce qui concerne le dollar, le calendrier des hausses de taux d’intérêt sera
déterminant. Il devrait y en avoir trois en 2022, d’après les indicateurs du marché.
Bien entendu, les hausses de taux ne résoudront pas les problèmes du mauvais temps, de la congestion
des ports ou de la pénurie de puces électroniques utilisées dans la construction automobile.
Par contre, elles mettront officiellement en évidence le fait que la politique monétaire est
peut-être trop souple pour cette période où l’inflation atteint des sommets qu’on
n’avait pas vus depuis le début des années 1990.
À notre avis, l’inflation aux États-Unis se stabilisera avant que la Fed mette fin à ses
achats d’actifs, ce qui allégera les pressions qui la poussent à relever rapidement les taux
d’intérêt l’an prochain. Si les attentes à l’égard des hausses de taux
étaient revues à la baisse, ce serait défavorable au billet vert au point peut-être de
neutraliser le soutien apporté par les investisseurs en quête de sécurité dans le climat
d’incertitude que la COVID-19 suscitera au cours des prochains mois.
L’importance du renminbi chinois
Le renminbi a fait preuve d’une stabilité impressionnante, surtout au vu du ralentissement de
l’activité économique, des défauts de paiements sur les obligations de grands promoteurs
immobiliers, des tensions avec Taïwan et du durcissement de la réglementation qui a touché une
grande partie de l’économie chinoise. La stabilité du renminbi par rapport au dollar
américain et, dans le même temps, son appréciation par rapport aux devises des partenaires
commerciaux de la Chine ont porté le niveau d’un panier de devises pondérées en fonction
des échanges à son point le plus haut en six ans (figure 6). Cette vigueur s’est maintenue,
étant donné que le solde des flux de capitaux a favorisé le renminbi et les décideurs
chinois n’ont pas eu besoin d’intervenir. Les flux de capitaux s’expliquent par la montée
des taux des obligations d’État chinoises, la récente inclusion de la Chine dans les indices
d’actions et d’obligations, et la réduction des « importations » de
services de voyage, compte tenu des restrictions qui empêchent les citoyens chinois de se déplacer
à l’étranger.
Figure 6 : Taux de change USDCNY et indice du renminbi pondéré en fonction des échanges
Le renminbi a gagné en importance sur les marchés des changes au cours des dernières
années. Sa résilience a joué un rôle stabilisateur sur les taux de change des
marchés émergents, en particulier ceux des pays asiatiques largement tributaires de la Chine. La Chine
aspire à exercer une influence internationale et à cette fin, elle cherche à accaparer une plus
grande part des réserves mondiales de devises. Il est donc peu probable que la Banque populaire de Chine
s’opposera énergiquement à l’appréciation du renminbi, à condition que ces
entrées de capitaux se déroulent de façon ordonnée. Si la banque centrale chinoise
changeait de position, nous serions obligés de revoir nos prévisions optimistes relativement aux
devises cycliques des marchés émergents, surtout compte tenu de l’incertitude soulevée
par le variant Omicron et son incidence sur les économies où la vaccination est moins avancée.
Hausse attendue de volatilité des devises
La volatilité du marché financier a reculé ces dernières années, les achats
d’obligations des banques centrales et les faibles taux d’intérêt à
l’échelle mondiale ayant créé un contexte stable et propice aux placements. Toutefois,
les étroites fourchettes de négociation (figure 7) et la volatilité basse à
laquelle nous sommes habitués depuis longtemps ne constituent pas des conditions normales pour le
marché des changes, et il est peu probable qu’elles perdurent. À l’avenir, la divergence
entre les politiques monétaires des principales banques centrales devrait générer
d’importants mouvements transfrontaliers de capitaux et, par conséquent, de plus fortes fluctuations
des taux de change. Nous savons que l’injection de liquidités par les banques centrales a donné
un bon coup de pouce aux actions et à d’autres actifs. Par conséquent, le retrait de ces mesures
ne passera pas inaperçu.
Figure 7 : Devises se négociant dans une fourchette plus étroite
En période de turbulences sur les marchés, nous cherchons souvent à protéger les
portefeuilles à l’aide d’actifs dont la valeur tend à augmenter lorsque les marchés
boursiers sont en baisse. Le yen japonais a longtemps été considéré comme l’un de
ces actifs. Cependant, la corrélation historique entre la chute des marchés et la vigueur du yen
pourrait être remise en question en cas de reculs simultanés des cours des actions et des obligations.
Comme les craintes d’inflation menacent de faire baisser la valeur des actions aussi bien que celle des
obligations, la vigueur du yen en période d’aversion pour le risque ne doit pas être prise pour
argent comptant.
Certes, le yen a tendance à gagner du terrain lorsque les actions chutent, mais une analyse de Spectra Markets
montre que ses variations dépendent davantage des fluctuations du marché obligataire. Ainsi, le yen a
tendance à enregistrer des pertes, souvent substantielles, durant les semaines où les liquidations des
marchés boursiers se sont accompagnées de hausses des taux obligataires (figure 8). Au vu des
craintes relatives à une inflation galopante, le scénario qui prévoit une baisse des actions et
une hausse des taux obligataires semble plus probable. Les investisseurs qui comptent sur le yen pour
protéger leur portefeuille auraient alors intérêt à rechercher d’autres monnaies
refuges. Dans cette optique, nous avons abaissé nos prévisions à l’égard du yen,
même si son cours est un peu bas par rapport aux taux obligataires. La devise pourrait
s’apprécier à mesure que le billet vert cédera du terrain, mais les taux négatifs
au Japon font en sorte que le yen aura probablement un rendement inférieur à celui des autres grandes
devises des marchés développés.
Figure 8 : Le yen n’offre pas de protection lorsque les taux obligataires augmentent
Devises liées aux marchandises et dollar canadien
Cette année, la vigueur des marchandises a pris une importance grandissante sur les marchés des
changes. Les devises liées au pétrole de la Norvège, de la Russie et du Canada figurent parmi
les plus performantes de 2021, car la hausse des prix des exportations a soutenu les balances commerciales de ces
pays. La hausse des prix des exportations par rapport aux prix des importations laisse entrevoir une nouvelle
montée du dollar canadien. Par contre, le récent repli du huard s’explique en partie par la
vigueur globale du dollar américain. Cette année, les fluctuations du taux de change entre les deux
devises sont largement attribuables à l’évolution du dollar américain et des prix des
marchandises. Les autres facteurs tels que les actions et les écarts de taux d’intérêt
sont quant à eux passés à l’arrière-plan. La figure 9 donne des indications
sur le rendement potentiel du dollar canadien, d’après la corrélation historique avec ces deux
facteurs. Si le dollar américain cédait une partie du terrain gagné et que les prix du
pétrole demeuraient élevés, le huard pourrait se stabiliser en deçà de 1,20 par
dollar américain. Toutefois, des prix du pétrole élevés sont bénéfiques
pour l’économie canadienne uniquement s’ils se traduisent par des investissements qui soutiennent
les dépenses et l’emploi. À ce jour, les dépenses en immobilisations dans le secteur
pétrolier sont limitées par le resserrement des normes environnementales et par le fait que les
investisseurs préfèrent que le capital leur soit remboursé au moyen de dividendes et de rachats
d’actions plutôt que réinvesti dans de nouveaux projets.
Figure 9 : Le pétrole et le dollar américain exercent des pressions contradictoires sur le huard
Bien que les entreprises liées à l’énergie n’aient guère investi,
l’économie canadienne semble en bonne forme. La croissance s’est établie à
5,4 % au troisième trimestre, en rythme annualisé ; le marché du travail est revenu
à son sommet d’avant la pandémie et les dépenses en services ont rebondi. La relative
robustesse des données économiques devrait se maintenir en 2022, d’autant plus que les taux de
vaccination élevés et l’acceptation générale des mesures de distanciation sociale
réduisent le risque d’un nouveau confinement au Canada.
Voici d’autres thèmes susceptibles d’influer sur la trajectoire de l’économie
canadienne que nous surveillons :
- Une pression continue en faveur de l’immigration, alors que les travailleurs temporaires et les
étudiants déjà présents dans le pays ont été intégrés
durant la période de fermeture des frontières. Le nombre de permis d’études a
augmenté de 63 % au cours des neuf premiers mois de 2021 par rapport à la même
période de l’année dernière. Le gouvernement Trudeau traite les demandes plus
rapidement afin d’atteindre son objectif, récemment accru, de 401 000 admissions de
résidents permanents cette année (figure 10).
Figure 10 : Immigration au Canada
- Le dénouement des goulots d’étranglement dans la chaîne logistique mondiale, à
l’origine de la pénurie de puces mémoires utilisées dans les voitures et les camions.
Le Canada est le 12e producteur d’automobiles au monde et la fin des perturbations serait
également bon signe pour l’industrie canadienne des pièces d’automobile. La
pénurie de puces a forcé les constructeurs automobiles du monde entier à privilégier
la production de véhicules à marge élevée fabriqués à
l’étranger.
- Des inondations dévastatrices en Colombie-Britannique, qui ont limité l’accès au port
de Vancouver, le plus achalandé du Canada, et nui à l’activité économique de
la troisième province du pays selon la population.
La Banque du Canada (BdC) a commencé à retirer les mesures de relance économique et compte
mettre fin à ses achats d’actifs bien avant les autres banques centrales des marchés
développés. De nombreux investisseurs pensent que la BdC ne devancera pas beaucoup la Fed sur le
chapitre des hausses de taux d’intérêt ; en effet, l’appréciation du dollar
canadien qui s’ensuivrait rendrait les exportations non pétrolières du pays moins
concurrentielles. Certes, le huard pourrait grimper si la BdC relève ses taux avant la Fed. Toutefois, il est
encore bas et peut monter avant qu’une telle hausse plombe l’activité économique. Les
cycles de hausse des taux de 2002 et de 2010 (figure 11) sont des exemples de périodes où la BdC
n’a pas hésité à prendre une position plus ferme que la Fed.
Figure 11 : La Banque du Canada a augmenté ses taux avant la Fed dans le passé
Le huard se distingue comme l’une des rares devises du G10 à s’être raffermie lors
d’une année où le dollar américain a gagné du terrain. Néanmoins,
l’écart de 10 cents entre 1,20 $ et 1,30 $ est inhabituellement étroit vu que les
taux de change sont normalement très volatils. Nous continuons de prévoir que le dollar canadien
surclassera les autres devises des marchés développés et tablons sur une valeur de 1,17 $
par dollar américain sur un horizon de 12 mois. À court terme, l’émergence
d’un nouveau variant de la COVID-19 et le tassement des prix du pétrole et des actions qu’elle a
provoqué pourraient propulser le taux de change vers ses sommets de l’année. Les
éventuels gains du dollar américain s’accompagneront sans doute de pressions à la vente,
car les investisseurs canadiens attendent depuis quelque temps un tel redressement pour couvrir leurs positions en
dollars américains. Ces périodes de vigueur représentent une occasion d’accumuler des
dollars canadiens.
Euro
Nous avons réfréné notre optimisme à l’égard de l’euro et
abaissé nos prévisions pour un deuxième trimestre consécutif, la monnaie unique ayant
fléchi de 5 % depuis août pour atteindre son niveau actuel de 1,13. Les taux négatifs font
de l’euro l’une des devises privilégiées pour les positions vendeur visant à
financer des positions en devises à rendement élevé. Cette dynamique n’est pas
près de changer, étant donné que la BCE semble déterminée à laisser les
taux d’intérêt inchangés au moment où d’autres banques centrales comptent les
relever l’an prochain.
Trois autres facteurs limitent les perspectives de l’euro, et expliquent en grande partie les changements dans
nos prévisions :
- Le ralentissement de l’activité économique et de la croissance des prêts en Chine
laisse entrevoir une baisse notable des exportations européennes vers la Chine (figure 12).
Figure 12 : La demande de la Chine fléchit
- Les Allemands ont élu un gouvernement de coalition plus conservateur qui s’opposera probablement
aux augmentations des dépenses budgétaires de l’Union européenne. Cela intensifiera
la pression sur la BCE pour qu’elle maintienne une politique monétaire souple.
- La dépendance accrue de l’Europe aux importations d’énergie rend
l’économie de la région plus vulnérable aux chocs tels que la flambée des prix
du gaz naturel (figure 13). La hausse des coûts des importations non seulement pèse sur les
portefeuilles des consommateurs et les bénéfices des entreprises, mais érode
également l’excédent du compte courant européen.
Figure 13 : La hausse des prix de l’énergie pèse sur la croissance économique de la zone euro
Malgré ces facteurs négatifs, nous prévoyons une hausse de l’euro à mesure que le
billet vert s’affaiblira et parce que nous pensons que la Fed décrétera moins de hausses de taux
que prévu par le marché. Ce trimestre, nous avons abaissé nos prévisions à
12 mois à 1,24 $ US par euro.
Conclusion
La volatilité a regagné les marchés des changes en raison du nouveau variant de la COVID-19 et
de la divergence des politiques monétaires des banques centrales. Le dollar américain a profité
des attentes du marché selon lesquelles les taux d’intérêt augmenteront l’an
prochain, mais il pourrait bientôt fléchir si l’inflation ralentit aux États-Unis, ce qui
devrait éliminer une partie de la pression à la hausse sur les taux. Même si nous sommes moins
optimistes à l’égard de l’euro et du yen japonais, qui rapportent peu, nos perspectives
demeurent positives à l’égard des monnaies cycliques, comme le dollar canadien. Enfin, la
résilience du renminbi chinois malgré les événements défavorables en Chine a
contribué à stabiliser les marchés des changes, un thème qui mérite
d’être surveillé l’an prochain.