Les obligations d’État ont connu leur pire début d’année depuis le début des
années 1980, les principaux marchés ayant reculé d’au moins 8 %
(figure 1). Pire encore, les titres à revenu fixe n’ont pas fourni la protection attendue aux
portefeuilles équilibrés, car les cours des actions et des obligations ont chuté. Les taux
obligataires ont bondi en réaction à la hausse de l’inflation à son plus haut niveau en
40 ans et à la prise en compte par le marché d’un relèvement énergique des
taux d’intérêt pour freiner les hausses de prix.
Figure 1 : Les marchés des obligations d’État ont
enregistré des rendements particulièrement
médiocres
Dans ce contexte, la question la plus importante pour les investisseurs est de savoir si les banques centrales
resserreront suffisamment leur politique au cours de la prochaine année pour éliminer les tensions
inflationnistes excédentaires avant qu’elles ne s’enracinent. Nous sommes d’avis que les
décideurs parviendront à leurs fins, mais au détriment de l’activité
économique et au prix d’un risque de récession important. En raison d’un ralentissement de
l’économie et d’une modération des hausses de prix, nous prévoyons que les taux des
obligations d’État resteront généralement inchangés dans 12 mois, et que les
titres du Trésor américain à dix ans afficheront un taux de 2,75 % au milieu de
l’année prochaine.
Au cours des prochains mois, toutefois, les pressions généralisées sur les prix constitueront
une préoccupation majeure pour les détenteurs d’obligations, puisque les principales banques
centrales se sont engagées à resserrer fortement leur politique. Bien que les taux obligataires aient
considérablement augmenté depuis la fin de l’année dernière, ils demeurent faibles
d’un point de vue historique. Les taux des obligations semblent particulièrement dérisoires par
rapport à la dernière fois où l’inflation s’est avérée très
problématique. En 1981, le taux des obligations d’État américaines à dix ans
a grimpé à près de 16 %, alors que l’inflation des prix à la consommation
dépassait 15 % (figure 2). Nous ne croyons pas que les taux obligataires risquent d’atteindre
de tels niveaux au cours de la prochaine année, étant donné la crédibilité que
les banques centrales ont acquise dans la lutte contre l’inflation depuis. Néanmoins, les pressions
haussières sur les taux des obligations resteront importantes.
Figure 2 : Taux des obligations et inflation aux États-Unis
L’inflation s’est accélérée et s’est propagée au-delà des
secteurs de l’économie les plus touchés par les perturbations de la chaîne logistique. De
plus, les attentes inflationnistes ont nettement augmenté et les travailleurs commencent maintenant à
exiger des augmentations salariales plus importantes pour compenser la hausse du coût de la vie. Une
pénurie de main-d’œuvre est un autre facteur qui tire les salaires vers le haut. Aux
États-Unis et au Royaume-Uni, les entreprises ont plus de postes à pourvoir qu’il n’y a de
personnes à la recherche d’un emploi, ce qui laisse entendre que les travailleurs continueront
d’avoir le dessus dans les négociations salariales. Tant que les marchés du travail resteront
aussi compétitifs, les banques centrales chercheront probablement à durcir considérablement
leur politique. Les investisseurs s’attendent à ce que la Réserve fédérale
américaine relève son taux directeur de 0,50 % lors des trois prochaines réunions en
juin, juillet et septembre, et la Banque du Canada devrait intervenir de façon tout aussi dynamique.
Même l’Europe et le Japon, qui avaient réussi à éviter une inflation néfaste,
font face aujourd’hui à une montée des pressions sur les prix qui a forcé la main de
banques centrales qui n’étaient pas intervenues à l’égard des taux
d’intérêt depuis au moins dix ans. Les investisseurs parient que la Banque centrale
européenne (BCE) augmentera bientôt les taux d’intérêt pour la première
fois depuis 2010. L’engagement de la Banque du Japon à l’égard d’une politique
très souple est également remis en question par les investisseurs. L’inflation au Japon, qui
dépasse légèrement 2 % (figure 3), est bien inférieure à celle
observée dans les autres pays développés, mais tout de même à son plus haut niveau
depuis plusieurs années. Et d’après les indicateurs avancés, une inflation encore plus
forte se profile à l’horizon. Les mesures prises par la BCE et la Banque du Japon sont importantes, car
les obligations d’État japonaises et de la zone euro représentent ensemble près de la
moitié du marché mondial des obligations d’État, soit une part encore plus importante que
celle des États-Unis. L’adoption de politiques plus fermes de la part de la BCE ou de la Banque du
Japon, ou des deux, ne fera qu’alimenter les pressions haussières sur les taux des obligations
d’État partout dans le monde.
Figure 3 : Les prix à la production au Japon laissent
entrevoir une hausse de l’inflation
Outre les hausses de taux, l’allégement du bilan des banques centrales pourrait accentuer les pressions
à la hausse sur les taux des obligations d’État au cours de l’année à venir.
La Réserve fédérale a déclaré qu’elle commencera à réduire la
taille de son bilan en juin, et la Banque du Canada et la Banque d’Angleterre lui emboîteront le pas.
Nous ne nous attendons pas à ce que la BCE réduise son bilan au cours de la prochaine année,
mais elle a indiqué qu’elle ralentira considérablement le rythme de ses achats d’actifs
lorsqu’elle commencera à relever les taux.
Pourquoi le rétrécissement des bilans est-il important ? Pendant des années, des achats
importants et continus d’obligations d’État par les banques centrales ont contribué
à faire baisser les taux obligataires mondiaux. En général, des achats d’obligations de
la Réserve fédérale équivalant à 1 % du PIB font baisser d’environ
0,05 % le taux des obligations à dix ans. Depuis mars 2020, la Réserve
fédérale a acheté des obligations représentant 14 % du PIB des États-Unis.
Autrement dit, si ce n’était de ces achats, le taux des obligations à dix ans pourrait
être supérieur de 0,70 % à son niveau actuel. Les détenteurs d’obligations qui
ont tiré parti des achats d’obligations des banques centrales doivent donc maintenant
réfléchir à ce qui se passera lorsque l’empreinte de ces participants diminuera. Il est
fort possible que le désengagement des banques centrales nuise aux cours obligataires pendant plusieurs
années, car c’est le temps que prendra un dégonflement complet des bilans, le cas
échéant (figure 4).
Figure 4 : La réduction du bilan s’échelonnera sur
plusieurs années
Prévisions du bilan de la Réserve
fédérale
La chute des cours obligataires a des aspects positifs : les perspectives à long terme des rendements des
titres à revenu fixe sont meilleures que jamais depuis le début de la pandémie. Les rendements
des obligations ont été particulièrement médiocres, car les prévisions de taux
directeurs et d’inflation ont rebroussé chemin après avoir atteint des niveaux extrêmement
bas. Les attentes à long terme en matière de taux directeurs sont désormais beaucoup plus
élevées et conformes à des taux d’intérêt qui, selon nous, devraient
prévaloir dans des conditions normales. Les prévisions d’inflation ont également
augmenté de façon marquée, mais cadrent avec le taux d’inflation
d’environ 2 % qui a prévalu entre la fin des années 1990 et 2015 (figure 5).
La normalisation des attentes à long terme en matière d’inflation et de taux directeurs,
combinée au fait que la Réserve fédérale devrait relever les taux de façon
musclée au cours de la prochaine année, a fait grimper le taux des obligations américaines
à dix ans dans la partie supérieure de notre fourchette de juste valeur, qui se situe entre
1,5 % et 3,5 %. Pour que les taux des obligations continuent de croître au rythme
frénétique de l’année dernière, il faudrait que l’inflation
s’accélère bien davantage et que les réponses politiques se révèlent
inefficaces.
Figure 5 : Les prévisions d’inflation ont atteint la moyenne
de la période précédente
Prévisions d’inflation médianes
à long terme quant aux prix à la consommation
Ce n’est pas ce que nous prévoyons. Nous nous attendons à ce que le resserrement monétaire
freine l’activité économique mondiale et l’inflation d’ici la fin de
l’année, ce qui soulagera un peu les pressions haussières continues s’exerçant sur
les taux obligataires. L’inflation élevée devrait aussi s’avérer être son
propre remède, car les hausses effrénées des prix détruisent le pouvoir d’achat
des ménages. À mesure que l’économie ralentira et que la demande de
main-d’œuvre baissera, la capacité des travailleurs à compenser l’inflation au moyen
d’exigences salariales diminuera, et alors que le contexte macroéconomique deviendra plus difficile,
les attentes d’un sévère tour de vis de la part des banques centrales devraient
s’atténuer. Dans ce contexte, les pressions à la hausse sur les taux obligataires devraient
diminuer. Si les taux restent inchangés d’ici un an, comme nous nous y attendons, les
investisseurs en obligations devraient s’attendre à des rendements inférieurs à
10 %.
Nous nous attendons à ce que la Réserve fédérale rehausse le taux des fonds
fédéraux à 2,75 % d’ici le milieu de l’année prochaine. Selon nous, le
taux des obligations du Trésor américain à dix ans grimpera à 2,75 % au cours
des 12 prochains mois, ce qui est supérieur de 50 points de base à notre prévision
précédente.
États-Unis – Comme c’est le cas dans la plupart des autres marchés, l’inflation aux États-Unis atteint
des sommets inégalés depuis des décennies. Contrairement à d’autres
marchés, toutefois, l’inflation semble attribuable en grande partie à un excès de demande
résultant des programmes gouvernementaux extrêmement généreux liés à la
pandémie. Par ailleurs, le marché du travail très tendu laisse croire que la probabilité
d’un enracinement accru des attentes d’inflation est beaucoup plus forte aux États-Unis
qu’ailleurs. Les salaires augmentent de près de 6 %, ce qui est bien plus rapide que le
rythme de 3 % à 4 % qui caractérise même un marché du travail tendu.
Étant donné la vigueur de la demande, il se peut que la Réserve fédérale puisse
resserrer sa politique sans peser trop lourdement sur l’économie.
En plus du relèvement des taux, qui s’effectuera selon nous à une cadence de 50 points de
base par rencontre d’ici l’automne, la Réserve fédérale commencera à
alléger son bilan en juin. La réduction attendue du bilan équivaut à des hausses de taux
d’environ 70 points de base. Dans l’ensemble, les attentes actuelles du marché
représenteraient le cycle de resserrement monétaire le plus énergique depuis le début
des années 1980.
Pourtant, la croissance et l’inflation montrent déjà des signes d’essoufflement, ce qui
signifie à notre avis que la Réserve fédérale est peu susceptible de relever autant les
taux que ce que prévoient les investisseurs. Les enquêtes sur la confiance des consommateurs concordent
avec de piètres perspectives de croissance économique, et bien que les travailleurs aient exigé
des augmentations salariales plus généreuses, ils n’ont pu contrebalancer totalement la hausse
des prix, ce qui se traduit par une diminution du revenu réel. La courbe des taux laisse aussi
présager un ralentissement économique : la brève inversion des taux dans le segment de
deux à dix ans indique qu’une récession pourrait survenir dans un an ou deux.
Même si nous ne prévoyons pas de récession, les décideurs semblent avoir accepté
le risque que leurs efforts pour freiner l’inflation engendrent un ralentissement important. Il est probable
qu’un engagement ferme de la banque centrale à lutter contre une inflation supérieure à
la cible pendant environ un an réduira la nécessité d’un resserrement
ultérieur.
Au cours des 12 prochains mois, nous prévoyons que le taux des obligations à dix ans grimpera
à 2,60 % et que la Banque du Canada relèvera le taux du financement à un jour à
2,50 %.
Canada – L’inflation demeurant élevée, la Banque du Canada a haussé son taux directeur de
50 points de base en avril pour le porter à 1,00 %, sa plus forte hausse en plus de
deux décennies. Elle a également mis fin à son programme de réinvestissement du
produit des obligations arrivant à échéance et a amorcé un resserrement quantitatif. Par
conséquent, le bilan de la banque centrale diminuera à mesure que les obligations du gouvernement du
Canada arrivant à échéance ne seront plus remplacées. La Banque du Canada est
d’avis que l’augmentation de l’offre d’obligations non détenues par la banque
centrale qui en résultera œuvrera de concert avec la hausse du taux directeur pour refroidir
l’économie. Le contexte actuel de forte inflation devrait s’atténuer à mesure que
les prix élevés de l’énergie et les perturbations de la chaîne logistique mondiale
commenceront à diminuer, freinant la progression des taux obligataires à l’avenir.
Nous prévoyons que le taux d’escompte culminera à 2,00 %, ce
qui dépasse de 50 points de base le taux prévu au trimestre précédent. Notre
prévision pour le taux des obligations d’État britanniques à dix ans a
également été revue à la hausse, à 2,25 %.
Royaume-Uni – Au Royaume-Uni, le taux d’inflation annuel devrait atteindre 10 % avant la fin de l’année, et
le problème d’inflation semble plus pernicieux que dans les autres pays développés.
Contrairement aux États-Unis, où l’inflation élevée s’explique par des
programmes de dépenses particulièrement généreux adoptés en réaction
à la pandémie, les problèmes du Royaume-Uni semblent liés à sa sortie de
l’Union européenne en 2020, qui aggrave l’incidence de la flambée des prix des aliments et
de l’énergie. La banque centrale peut difficilement lutter contre ces facteurs.
Néanmoins, la Banque d’Angleterre fait ce qu’elle peut pour éviter que l’inflation ne
s’enracine. Elle a commencé à hausser les taux d’intérêt plus tôt et
plus vivement que les banques centrales des autres pays développés, et les décideurs ont mis en
place des plans audacieux pour réduire le bilan, en particulier en vendant les importants avoirs en
obligations de sociétés détenus par la Banque d’Angleterre.
L’assurance procurée par l’intervention hâtive de la Banque d’Angleterre s’est
considérablement estompée. Alors que l’inflation et l’activité économique
à la fin de 2021 donnaient à penser qu’il était prudent d’entreprendre un nouveau
cycle de relèvement des taux, la flambée des coûts de l’énergie et la hausse des
prix des aliments semblent déjà nuire à la demande. Par conséquent, les taux des
obligations d’État britanniques n’ont pas augmenté autant que dans les autres
marchés développés et les attentes à l’égard de nouvelles hausses du taux
directeur ont diminué.
Notre prévision pour le
taux des obligations d’État
allemandes à dix ans, qui
table sur un repli à 0,50 %,
comparativement à environ
0,90 % au moment de la
rédaction de ces lignes.
Zone euro – Les investisseurs s’attendent à ce que la BCE commence à majorer les taux
d’intérêt en juillet et décrète au moins trois hausses de 25 points de
base d’ici la fin de l’année, mettant fin à la politique de taux
d’intérêt négatifs qu’elle maintient depuis sept ans. Le marché a mis
l’accent sur la montée de l’inflation, mais nous croyons que l’incidence négative de
la forte hausse des coûts de l’énergie sur l’activité économique sera plus
préoccupante pour la BCE. Certes, la BCE est encore susceptible d’augmenter les taux
d’intérêt, mais pas autant que ce que prévoient bon nombre d’investisseurs.
La hausse des taux directeurs coïncidera également avec la réduction ou la fin d’importantes
mesures de soutien pour les marchés obligataires européens. Les émetteurs souverains les plus
faibles, comme l’Italie et l’Espagne, ont bénéficié de coûts d’emprunt
plus bas grâce aux achats d’actifs à grande échelle effectués par la BCE. Au fil de
la réduction de ces programmes, les coûts d’emprunt devraient croître. La
rémunération supplémentaire que les investisseurs exigent pour l’achat
d’obligations italiennes a déjà augmenté par rapport à des niveaux
extrêmement bas, et nous nous attendons à ce que cette tendance se poursuive pendant un certain temps.
Dans l’ensemble, nous prévoyons que la BCE abandonnera ses taux d’intérêt
négatifs, actuellement fixés à -0,50 %, au cours de la prochaine année.
Nous prévoyons que le
taux des obligations d’État
à dix ans s’établira à
0,25 %, une augmentation
de dix points de base par
rapport à notre prévision
du trimestre dernier.
Nous n’anticipons aucune
modification du taux
directeur.
Japon – Le facteur le plus important pour toute prévision relative aux obligations japonaises est de savoir si la
Banque du Japon conservera sa politique de contrôle de la courbe des taux, qui maintient le taux directeur en
deçà de zéro et le taux des obligations d’État à dix ans dans une
fourchette de +/- 25 points de base autour d’une cible de 0 %.
Une hausse probable de l’inflation au cours des 12 prochains mois constituerait le plus grand défi
auquel les décideurs japonais ont eu à faire face depuis le lancement de leur cadre monétaire
de contrôle de la courbe des taux en septembre 2016. L’inflation se situe à un sommet
pluriannuel, et des indicateurs avancés comme les prix à la production et la faiblesse du yen laissent
entrevoir un potentiel de pressions encore plus fortes sur les prix. Étant donné l’inflation au
pays et la réévaluation remarquable des prévisions de taux directeurs dans d’autres pays
développés, les investisseurs commenceront probablement à se demander si la Banque du Japon
pourrait envisager un changement de politique similaire.
Les investisseurs parient sur une possible répétition du scénario qui s’est produit sur le
marché des obligations d’État de l’Australie, lorsque la banque centrale du pays a
décidé de façon inattendue d’abandonner sa politique de contrôle de la courbe des
taux en novembre 2021, plusieurs années avant ce qu’elle avait prévu, faisant ainsi bondir
les taux obligataires.
À notre avis, il est peu probable que la Banque du Japon abandonne le contrôle de
la courbe des taux durant notre période de prévision. La croissance économique
au Japon est demeurée morose, même pendant la reprise liée à la COVID-19.
En outre, même si elle a augmenté, l’inflation découle en majeure partie de la
hausse des prix de l’énergie et des aliments, qui est peu susceptible de persister.
Les décideurs politiques ont également défendu de façon cohérente le cadre de
politique actuel, allant jusqu’à proposer d’acheter chaque jour un nombre illimité
d’obligations d’État japonaises afin de protéger le sommet de la fourchette de
rendement cible de 0,25 %.
Perspectives régionales
Nous croyons que les prévisions de durcissement monétaire aux États-Unis et dans la zone euro
sont trop élevées compte tenu de nos attentes d’un ralentissement de l’inflation et de
l’activité économique. Nous surpondérons les obligations du Trésor
américain et les obligations d’État allemandes et sous-pondérons les obligations
d’État japonaises, car leurs taux ont peu augmenté et présentent un risque important de
modification imprévue de la politique.