Il arrive rarement qu’une courbe de rendement s’inverse, c’est-à-dire qu’elle présente des taux d’intérêt à court terme supérieurs à ceux à long terme. Depuis plusieurs décennies, un tel phénomène constitue un signe fiable de l’arrivée prochaine d’une récession aux États-Unis. Les taux obligataires sont en effet considérés comme un indicateur des prévisions de croissance.
Ainsi, lorsque le marché anticipe un ralentissement de la croissance à long terme (obligation à 10 ans) par rapport aux perspectives actuelles (bon à trois mois), il prévoit en fait un affaiblissement de l’économie, qui peut justement se terminer par une récession.
Même si les prévisions tablent sur une modération de la croissance plutôt que sur sa stagnation, leur assombrissement a souvent un effet boule de neige à l’origine d’un cercle vicieux dont l’aboutissement est une récession.
Pourquoi la courbe s’est-elle inversée ?
Du point de vue de l’économie, l’aplatissement de la courbe de rendement n’est guère surprenant. Les hausses de taux de la Fed ont eu pour effet de relever les taux dans la partie rapprochée de la courbe au cours des dernières années, tandis que l’avancement du cycle amoindrit les perspectives de croissance à long terme depuis quelque temps (d’où la baisse du taux à 10 ans).
À RBC Gestion mondiale d’actifs, nous avions prédit voilà quelque temps qu’une inversion était susceptible de se produire en 2019. La réunion de la Fed qui a eu lieu en mars a sans doute joué un rôle déterminant à cet égard. À première vue, cette affirmation peut sembler illogique, car la Fed a adouci le ton au lieu de poursuivre le resserrement. Le taux à trois mois a reculé plutôt que de s’accroître après la révision à la baisse du nombre de hausses de taux prévues. Toutefois, le recul des taux a été nettement plus marqué dans la partie éloignée de la courbe en raison de l’inquiétude suscitée par les prévisions de croissance moins encourageantes de la Fed et de la thèse de plus en plus répandue voulant que le cycle économique tire à sa fin.
Il est trop tôt pour crier au loup
Il est légitime que l’inversion de la courbe de rendement incite les investisseurs à faire preuve de prudence, mais il est probablement déraisonnable d’y réagir fortement pour plusieurs raisons :
La courbe est à peine inversée
Jusqu’ici, l’inversion de la courbe de rendement ne tient qu’à une différence de quelques points de base. Cette réalité n’enlève pas toute fiabilité au signal, mais elle signifie que celui-ci se trouve près du seuil d’émission et qu’un léger réajustement du marché obligataire pourrait bien suffire à le faire disparaître.
L’inversion est trop récente
Selon la plupart des modèles économétriques, l’inversion de la courbe de rendement doit durer un trimestre entier avant qu’on puisse officiellement y voir un signe de récession. Ce n’est pas encore le cas et il est possible que cela ne se produise pas, compte tenu de l’ampleur limitée de l’inversion. En moyenne, les récessions s’amorcent environ un an après l’inversion de la courbe. Certes, ce laps de temps a varié dans le passé, allant de seulement six mois à près de deux ans. Dans tous les cas, il faut cependant retenir qu’une courbe de rendement inversée n’annonce pas une récession à court terme, mais plutôt dans environ un an. Nous avons donc encore le temps de souffler.
Le marché obligataire n’offre pas de prime de terme
Normalement, la pente de la courbe de rendement est positive non seulement parce qu’on s’attend à une amélioration de la croissance et à une hausse des taux directeurs, mais aussi parce que les détenteurs d’obligations à long terme exigent à juste titre une prime de terme. Toutefois, en raison des séquelles de l’assouplissement quantitatif et des distorsions que causent les caisses de retraite fondées sur le passif, la prime de terme est maintenant chose du passé. Cette situation change la donne : auparavant, l’inversion de la courbe de rendement ne signifiait pas seulement que le marché anticipait une légère détérioration de la conjoncture économique. Elle signifiait plutôt que le marché intégrait une dégradation considérable de la conjoncture économique, car la prime de terme maintenait des taux élevés dans la partie éloignée tant que les perspectives ne s’étaient pas réellement assombries.
Aujourd’hui, en l’absence de prime de terme, on peut affirmer que l’inversion de la courbe de rendement doit être nettement plus prononcée qu’à la normale pour émettre le même signal. Cette remarque est importante, mais il faut également admettre qu’une autre caractéristique de la courbe de rendement, qui ne tient pas compte de la prime de terme, s’est aussi inversée. En somme, la situation est moins claire que d’habitude.
L’inversion de la courbe de rendement est assurément de mauvais augure, mais comme elle s’est produite très graduellement, elle n’a pas provoqué de choc. Depuis quelque temps, RBC Gestion mondiale d’actifs estime que la probabilité d’une récession aux États-Unis se situe environ à 35 % pour 2019 et à 40 % pour 2020.
Cette estimation a déjà été considérée comme pessimiste, mais elle est interprétée comme étant dans la moyenne, voire optimiste, par rapport à d’autres points de vue sur le marché et aux données des modèles officiels de récession.
Le contexte de placement n’est pas idéal, ce qui incite à prendre moins de risque qu’aux stades antérieurs du cycle. Cela dit, il est possible que la courbe de rendement ne soit pas fiable. Dans ce cas, les actifs à risque comme les actions pourraient bénéficier d’un sursis, compte tenu en particulier de leurs valorisations plus attrayantes que celles des obligations.
Par ailleurs, la courbe de rendement pourrait donner l’heure juste, ce qui laisserait quand même une autre année de croissance économique en moyenne, dont une partie rejaillirait sans doute sur les rendements du marché. La fin approche, mais ce n’est visiblement pas pour demain.