Avant la pandémie de COVID-19, le secteur de détail vivait déjà une transition caractérisée par le passage de la vente en magasin au commerce électronique. Les mesures de confinement de 2020 ont probablement fait progresser cette transformation de deux à trois ans, et le commerce électronique représente maintenant 16 % du total des ventes au détail. De plus, Amazon, chef de file mondial du commerce électronique, est en voie d’étendre considérablement son réseau de distribution aux États-Unis. L’entreprise prévoit accroître son empreinte de près de 45 % au cours des 18 prochains mois, ce qui signifie que son expansion en une semaine équivaudrait à celle d’une décennie pour de nombreux détaillants traditionnels.
Nous avons rencontré un certain nombre d’experts de l’équipe Actions nord-américaines de RBC pour discuter de l’incidence de cette accélération du commerce électronique sur plusieurs secteurs.
Pourquoi Amazon entame-t-elle une expansion aussi vigoureuse ?
Donna Comartin, gestionnaire associée de portefeuille
Amazon veut continuer d’accroître sa part du marché du commerce électronique tout en contrôlant autant que possible sa chaîne d’approvisionnement pour optimiser sa marge de profit. L’entreprise a toujours investi dans ses capacités à l’interne avant de vendre ces services à l’externe après l’atteinte d’une masse critique. Ainsi, grâce à cette vigoureuse expansion, elle pourrait à un certain moment louer un espace à d’autres détaillants et les faire payer pour distribuer leurs produits. Cette stratégie serait semblable à celle qui a été adoptée pour Amazon Web Services, qui constituait au départ la base du site Web d’Amazon. Il s’agit à présent d’une filiale qui bénéficie d’une marge de profit importante et d’une forte croissance, et qui offre ses services à l’externe.
L’expansion massive d’Amazon reflète également le désir de l’entreprise de mener ses opérations à proximité des grands centres de population et de garder la livraison rapide comme avantage concurrentiel. Le commerce électronique exige environ trois fois plus d’espace que les détaillants traditionnels. Par conséquent, plusieurs spéculent que certains locaux de commerce de détail traditionnels dans des régions populeuses pourraient être convertis en centres de distribution pour le commerce électronique.
Les activités liées à certaines catégories de biens immobiliers ont été fortement perturbées par la pandémie, mais les sociétés de placement immobilier industriel (SPI) se portent relativement mieux depuis cette intensification du commerce électronique.
Quelle est l’incidence de la croissance du commerce électronique sur les entreprises de logistique comme FedEx, UPS et même Amazon ?
Sean McCurley, gestionnaire de portefeuille
Il est remarquable que des entreprises comme FedEx, UPS et Amazon aient réussi à faire circuler leurs produits malgré la forte augmentation des volumes de ventes liées au commerce électronique en 2020. Ce succès peut être attribué en grande partie au fait qu’elles ont investi dans l’efficacité et dans leurs capacités au cours des dernières années.
UPS et FedEx ont augmenté leurs capacités durant la dernière décennie : Les deux entreprises ont investi environ 10 milliards de dollars américains par an afin de mieux faire face à la hausse du volume au quatrième trimestre. Amazon, leur plus grand client, a également beaucoup investi dans ces capacités. Il y a quelques années, les investisseurs d’UPS et de FedEx craignaient qu’Amazon acquière des avions et établisse son propre réseau de distribution. Toutefois, les changements opérés par Amazon ont contribué à la croissance progressive du secteur du commerce électronique, et elles ont aidé à limiter les coûts d’expédition et à faire baisser les prix. La croissance du commerce électronique a également permis de maîtriser les coûts : Comme plus de colis sont livrés dans un même quartier, le coût moyen de livraison de chaque colis diminue.
Dans l’ensemble, nous constatons que tous les investissements réalisés par UPS, FedEx et Amazon favorisent la croissance du commerce électronique, car ils contribuent à maintenir les coûts d’expédition à un faible niveau et à répondre à l’augmentation des besoins en matière de capacités.
Comment les marques envisagent-elles cette transition vers le commerce électronique ?
Angelica Murison, gestionnaire de portefeuille
La plateforme d’Amazon convient pour une grande variété de produits, mais elle n’est pas la solution par défaut pour de nombreuses marques. En effet, des marques grand public comme Vans ou Calvin Klein préfèrent généralement que les clients magasinent dans leur propre écosystème de vente directe afin d’obtenir la meilleure valeur possible. En même temps, elles ne veulent pas dépendre de Facebook ou de Google pour l’augmentation de leur clientèle.
À ce jour, Nike est sans doute l’entreprise qui a adopté la meilleure stratégie en la matière. Elle compte quelque 250 millions de membres sur ses applications, ce qui réduit ses coûts d’acquisition de nouveaux clients. De plus, ses canaux de vente directe aux consommateurs sont beaucoup plus rentables que son réseau de commerce de gros. Aujourd’hui, le commerce électronique lui permet de générer deux fois plus de produits d’exploitation que son réseau de gros, et ses coûts de distribution devraient diminuer à mesure qu’elle poursuit son expansion.
Nous croyons que d’autres marques tenteront de répliquer le plan de match de Nike afin de conserver les profits qu’elles partageaient auparavant avec des détaillants ou des centres commerciaux.
Quelle est l’incidence du passage au commerce électronique pour les épiceries ?
Jonathan Millman, gestionnaire de portefeuille
Comme pour d’autres secteurs du commerce de détail, les épiceries ont augmenté considérablement leur offre de commerce électronique. Cependant, contrairement aux autres secteurs, elles sont parties d’un niveau beaucoup plus bas. Leurs ventes associées au commerce électronique sont passées de 1 % à 2 % avant la pandémie, à 5 % à 6 % au plus fort de celle-ci.
Il y a deux points intéressants dont il faut tenir compte au sujet des épiceries.
Le premier est le rôle joué par l’immobilier. La pandémie a mis en lumière l’importance de l’empreinte immobilière des épiceries et l’avantage d’avoir des emplacements intégrés à la société. C’est grâce à ces emplacements qu’elles ont connu une demande plus forte pour la cueillette en magasin de commandes passées en ligne par rapport à la livraison, à un moment où la livraison était pourtant bien placée pour prendre le dessus. Les décisions visant à investir dans le développement de réseaux pour soutenir cette croissance mettent davantage l’accent sur les petits centres de distribution (p. ex., en transformant des surfaces moins utiles en espaces plus productifs).
Le deuxième facteur dont il faut tenir compte quant au commerce électronique dans le secteur des épiceries est la rentabilité. Contrairement à d’autres secteurs de la vente de détail, où les stratégies de vente directe aux consommateurs peuvent améliorer la rentabilité, le passage au commerce électronique peut, dans ce cas-ci, nuire à la rentabilité. Traditionnellement, le coût du magasinage repose sur les consommateurs, mais dans ce nouveau modèle, les épiciers doivent absorber ce coût. Lorsque le commerce électronique était peu important, les épiciers se concentraient surtout sur le fait de vendre. Mais maintenant, l’accent est plutôt mis sur la rentabilité, puisque les épiceries ont dès le départ une marge de profit généralement inférieure à 5 %.
Lorsque nous réfléchissons à l’évolution à ce stade, la cueillette en magasin de commandes passées en ligne est probablement la solution la plus rentable pour les épiciers et pourrait égaler les marges de profit traditionnelles si elle est menée de façon efficace. Nous nous penchons également sur la fidélisation et les données pour accroître la rentabilité du panier des consommateurs. Loblaw et Walmart se sont d’ailleurs concentrés sur ce point.
Qu’adviendra-t-il des magasins traditionnels ?
Donna Comartin, gestionnaire associée de portefeuille
Beaucoup de détaillants remettent en question leur empreinte physique. Étant donné les nombreuses fermetures de magasins et la quantité trop grande d’immeubles (les États-Unis et le Canada ont la superficie de détail par personne la plus élevée au monde), il est clair que le commerce de détail traditionnel est sous pression et cela se reflète dans les prix de l’immobilier.
Cependant, nous croyons que des occasions intéressantes existent pour des magasins bien situés et bien organisés si on s’efforce de déterminer quel est le bon montant de loyer à payer pour offrir cette expérience. De nombreuses entreprises souhaitent ardemment conserver un magasin physique afin de demeurer près de leur clientèle. Les options de cueillette à l’auto et de ramassage en magasin sont souhaitables pour les détaillants, même s’ils paient pour l’emplacement physique, puisque les clients assument les frais d’expédition. Voir le client en personne permet aussi les échanges ou les retours de produits sur place, et donne au détaillant la possibilité de vendre encore plus de produits. Nous nous attendons à ce que ce modèle hybride de commerce électronique, qui nécessite d’avoir pignon sur rue, soit le commerce de détail du futur.
Le nombre de magasins devrait continuer de diminuer à l’avenir, et seuls les emplacements offrant les espaces les plus attrayants et les meilleurs loyers demeureront en place. Cependant, les nouvelles en ce sens ne sont probablement pas fiables à court terme puisqu’on annonce une hausse des faillites de commerces de détail en raison de la COVID-19.
Du côté des placements, les SPI du secteur de détail ont, en règle générale, adapté et repositionné leurs portefeuilles en mettant l’accent sur les centres de population, les carrefours de transport en commun et les locataires de catégorie investissement. Par ailleurs, la santé des bilans est également essentielle à la réussite des propriétaires afin qu’ils puissent faire face aux changements de l’industrie tout en investissant dans la viabilité à long terme.
Comment des entreprises comme Facebook et Google bénéficient-elles de l’accélération du commerce électronique ?
David Tron, gestionnaire de portefeuille
De nombreux détaillants devaient développer rapidement leurs capacités de commerce électronique pour accéder à leurs clients. Facebook et Google ont bénéficié de cette situation de deux manières.
Premièrement, elles ont créé chacune un marché sur leurs plateformes. Par le passé, il existait seulement deux façons de vendre en ligne : Par Amazon ou en créant un site de commerce électronique. Toutefois, Facebook et Google offrent maintenant sur leurs propres plateformes une autre option, qui plus est, extrêmement alléchante. Leurs sites Web sont déjà très achalandés et permettent, en fait, de réaliser des ventes gratuitement. Actuellement, 200 millions d’entreprises ont une page Facebook, et 10 millions font de la publicité sur ce réseau social. La transition de ces entreprises vers les marchés des deux géants se fait donc sans accrocs. Cette proposition peut faire peur à Amazon, qui doit affronter de nouveaux concurrents, mais elle profite au consommateur, qui a plus de choix.
Deuxièmement, Facebook et Google peuvent aussi bénéficier de la publicité, étant donné qu’elles forment une sorte de duopole de la publicité numérique. Les détaillants n’ont pas d’autre choix que de passer par les plateformes de Facebook ou de Google pour faire de la publicité. Toutefois, le nombre de créneaux publicitaires est limité. La COVID-19 a stimulé la demande, tandis que l’offre est restée fixe, ce qui a fait grimper les coûts. Cela signifie que Facebook et Google bénéficient toutes deux d’une hausse des revenus publicitaires à marge de profit élevée.
Ainsi, grâce à la combinaison de la demande pour leur marché et de la publicité, les deux entreprises profitent de multiples manières de l’accélération du commerce électronique.